Le Chasseur Français N°653

Juillet 1951 Page 438

En kayak sur le Chari et le lac Tchad

Je n’ai pas la prétention d’avoir lancé le kayak en France, mais je crois avoir fait beaucoup pour sa diffusion, et la cinémathèque nautique que j’avais créée bien avant la guerre a certes donné à beaucoup le goût de l’évasion sur l’eau.

Évidemment, la traversée de la Manche en kayak, les croisières lointaines le long des côtes yougoslaves, les nombreuses cartes et récits que j’ai rapportés ont beaucoup aidé à faire connaître ce mode de locomotion, méprisé par certains, porté aux nues par d’autres.

Puis les années ont passé, et, en même temps que j’orientais ma carrière vers des aventures plus exotiques, je me souciais de leur donner cette base nautique qui correspond si bien à mes goûts.

Là aussi, il fallait la performance spectaculaire propre à frapper l’imagination et à susciter de nouvelles vocations, et j’ai immédiatement songé à une classe nouvelle d’usagers, les coloniaux, souvent exilés dans une terre lointaine et chez lesquels l’exercice physique est une nécessité dont peut dépendre la santé.

Un premier voyage en baleinière sur le Chari m’avait montré les magnifiques possibilités, des grands fleuves africains … Mon camarade Henri Lhote n’avait-il pas, dix ans plus tôt, descendu le Niger en kayak ? Pourquoi n’en ferais-je pas autant sur le Chari, en complétant par une traversée du lac Tchad, région mystérieuse sur laquelle il était certain qu’on n’avait jamais promené une caméra ?

Aussi, en 1948, avais-je inscrit dans mes projets cette expédition qui reste encore, malgré ses misères, comme l’un des meilleurs souvenirs de mon existence.

Mais un itinéraire africain ne se prépare pas comme une descente de la Seine ou de la Loire. Si les difficultés nautiques sont en général inférieures à celles des grandes voies d’eau de chez nous, par contre le pays n’a pas ce caractère civilisé qui permet de se dire, en toute tranquillité : « Je m’en sortirai toujours. » Non ! Là-bas nous allions avoir à lutter contre l’absence de renseignements, quand ce ne serait contre les exagérations et les illusions dans un sens ou dans l’autre.

Je crois qu’à l’heure actuelle il n’y a pas encore vingt blancs au monde qui peuvent sans forfanterie se flatter de connaître les eaux libres de cette étrange mer intérieure.

Évidemment, j’excepte de ce nombre, les mariniers kotokos qui assurent le trafic du natron, mais, comme nous ne les rencontrerions qu’en cours de route, les renseignements qu’ils auraient pu nous fournir ne seraient de toute façon utilisables qu’une fois le départ décidé.

Et c’est pourquoi, très sagement, nous avons décidé de quitter Fort-Lamy dans nos quatre kayaks, envers et contre tous les pronostics pessimistes qui nous garantissaient la mort rapide ou lente, qu’elle soit provoquée par les crocodiles, les hippopotames ou le pays lui-même !

Mais, non moins sagement, nous avons décidé de mettre le maximum de chances de notre côté, d’abord en emportant vingt et un jours de vivres, puis en nous interdisant de tirailler sur les crocodiles ou hippopotames, précisément dans l’intention louable de nous assurer les bonnes grâces de ces éventuels ennemis.

Il faut reconnaître que notre méthode avait certaines vertus, puisque nous en sommes revenus, intacts, nous et nos petits kayaks.

Pour les amateurs de grand tourisme exotique, je vais détailler l’équipement de nos quatre bateaux.

Précisons d’abord qu’il s’agissait purement et simplement du kayac biplace de série, long de 5m,20 et large de 82 centimètres. Nous étions quatre, mes camarades Bouquant, Jousse et moi, accompagnés du brave boy Alphonse, aussi peu nautique que possible, auquel nous avions fait quitter l’Oubangui quelques jours plus tôt et qui ne connaissait d’autre nappe d’eau que celle des marigots de galeries forestières.

L’expérience de croisières familiales, antérieures m’avait montré qu’il est peu indiqué de naviguer trop séparés. Nous avons donc décidé d’adopter l’ordre de marche suivant :
un kayak passager, monté par Bouquant et Jousse ;
un second kayak passager dans lequel je faisais équipe avec Alphonse.

Chacun des kayaks « passagers » remorquait un kayak « cargo », bourré au ras du bord des bagages essentiels.

Aux vingt et un jours de vivres s’étaient ajoutés le moteur auxiliaire d’un cheval, qui devait nous, être précieux en fins d’étapes, le stock de carburant, les pagaies de rechange, ceintures de sauvetage, mâts, voiles, matériel de campement, rechanges réduits, et l’inévitable matériel cinématographique, puisque chaque aventure lointaine est pour moi l’occasion, en satisfaisant mes goûts nomades, de rapporter un travail professionnel … C’est vous dire qu’au départ nous avions à peine la place d’allonger nos jambes dans nos quatre barquettes surencombrées.

Je n’ai pas l’intention de publier dans ces lignes un classique récit de croisière, mais plutôt de faire profiter du résultat de mes expériences les amis coloniaux ou métropolitains qui voudraient à leur tour s’engager sur les magnifiques itinéraires tropicaux ou équatoriaux.

Nous nous trouvions en pleine saison sèche, période très préférable pour ce genre de sport, et je vais rapidement traiter nos expériences.

Nous campions sous moustiquaire et sur lit de camp : rien à reprocher à notre matériel simple et classique, mais, avec l’approche des bords du lac, la situation intenable provoquée par la présence de millions de moustiques nous obligeait chaque soir, à la tombée du jour, soit à nous couvrir de la tête aux pieds, soit à nous coucher à cette heure fatidique. C’est sans doute parce que nous avons surtout suivi la seconde méthode que nous avons pu si bien étaler la fatigue par des nuits de douze heures ! Pour l’alimentation, les provisions de base, conserves de viandes et de légumes, confitures et fruits rafraîchis, ont été complétées par la viande fraîche que nous offraient les innombrables troupeaux d’oies ou canards sauvages, que nous tirions avec le simple fusil de chasse de la métropole.

Nous buvions le matin du café soluble, très pratique à emporter et à préparer, et dans la journée de la citronnelle légère ou du thé ; peu d’alcool, sinon le soir, pour nous remettre d’aplomb dans les fins de journée particulièrement harassantes.

A cet égard, il est fondamental d’avoir de nombreuses gourdes à double enveloppe, évaporant lentement l’eau qui y est glissée, de façon à conserver une température supportable à la boisson courante. Avec ce système, enfantin à préparer soi-même, nous n’avons jamais bu de l’eau ayant plus de 18 degrés, ce qui est une performance.

La descente du Chari, à part la chaleur et les moustiques, fut une heureuse croisière dans un pays relativement fréquenté, dont les habitants se montrèrent particulièrement hospitaliers, tant sur les rives tchadiennes que camerounaises, puisque nous abordions indifféremment de l’un ou de l’autre côté.

A Goulféi (Cameroun), notre passage fut même l’occasion de grandes festivités. L’accueil avait été particulièrement touchant : le pays entier semblait nous attendre sur un immense banc de sable, et la case de passage était entourée de toutes les notabilités, encombrées de cadeaux généreux : œufs, poulets, chevreau, jarres de blé, de riz, d’arachides, et même, détail comique, un seau hygiénique … rempli de miel !

Pendant deux jours le tam-tam résonna et, à longueur de nuit, les beautés locales tournèrent lentement autour d’un orchestre bruyant, sans perdre pour cela leur grâce et leur dignité.

C’est à Goulféi que je pus filmer la fabrication des grandes pirogues « kotokos » cousues main, si l’on peut dire, qui sont formées de planches biscornues, jointes les unes aux autres, assurant une parfaite perméabilité à l’embarcation terminée.

On se donna même beaucoup de mal pour m’expliquer que cette perméabilité était un énorme avantage dans un pays si torride que le soleil n’aurait jamais laissé vivre les pirogues de forêt creusées dans un seul tronc d’arbre.

Je vis aussi à l’usage ces énormes pirogues dans ces curieuses pêches de nuit dont le bruit lancinant devait nous bercer durant de nombreuses nuits.

Une flottille d’une dizaine de ces grandes barques quittait régulièrement chaque soir le pays, accompagnée d’une autre flottille de minuscules pirogues montées par des équipages de tout jeunes enfants. Sitôt passée la première courbe, les plus puissants « navires » se déployaient en demi-lune, de façon à barrer le fleuve, face à l’amont. Puis les énormes filets, semblables à nos carrelets, mais montés à bord, s’abaissaient dans les eaux du Chari qui se trouvait bloqué.

A ce moment, les petites pirogues entraient en action, et leurs jeunes équipages, postés face aux grandes barques, commençaient à déclencher un bruit infernal, provoqué par de grandes gifles de leurs perches à la surface de 1’eau, accompagnées du battement de deux baguettes de tambour sur les flancs du bateau.

Le bruit ainsi créé, destiné à effrayer les poissons, formait un étrange roulement que l’on peut très exactement interpréter : Kotoko … Kotoko … Kotoko …

Ainsi, les Kotokos s’appellent les Kotokos, tout simplement parce que, quand ils pèchent, ils font : Kotoko … Kotoko … Kotoko …

Quand nous découvrîmes le lac Tchad, il avait l’allure d’une mer plate, inondée de soleil, infinie … que des vagues blanchâtres agitaient sans arrêt. Rien ne distinguait l’horizon de la mer … tout baignait dans une brume de chaleur infernale, accompagnée d’une température qui était de l’ordre de 43 degrés à l’ombre, soit plus de 60 degrés au soleil, puisqu’il est illusoire de parler d’ombre dans un pays où elle n’existe pas.

Nous eûmes, sur les six jours de traversée, deux jours aux horizons infinis, et quatre jours de navigation à travers des îles sans terre, des chenaux étroits bordés de papyrus, dans lesquels nous n’avions qu’une ressource, tourner en rond en essayant de maintenir, malgré tout, notre plein cap au nord, direction de notre terminus.

Nos vingt et un jours de vivres nous donnaient cependant toute confiance en l’heureuse fin du voyage, mais soixante-douze heures sans mettre le pied sur un sol sec, c’est une performance que peu d’usagers du kayak ont dû avoir l’occasion de réaliser dans leur existence.

Après les îles sans terre, dont la surface n’a pas droit au nom de « sol », puisqu’elle n’est composée que de végétaux spongieux, nous rencontrâmes une autre variété d’îles, les îles flottantes ; celles-là, formées de papyrus, dérivent à la moindre brise et donnent à cette étrange mer intérieure une topographie mouvante. Puis le paysage s’humanisa ; nous y vîmes apparaître de curieux bateaux, formés de tiges de papyrus assemblées en rondins et recourbées à l’avant en une étrave gracieuse.

Sans aucun doute ce genre de « navires » n’a pas évolué depuis des milliers d’années : sa forme se retrouve intacte dans certaines reproductions des tombes de pharaons … et il est fantastique de penser qu’au XXe siècle on se déplace encore en radeau de paille. Pourtant les Boudoumas, riverains du lac, n’hésitent pas à confier et leurs vies et d’importantes charges à ces fragiles navires que la moindre tornade décompose, dissocie, détruit en un clin d’œil !

L’arrivée à Bol, après trois semaines de navigation solitaire, signifiait la fin de nos inquiétudes et le commencement d’une nouvelle aventure : le retour à Fort-Lamy.

Mais, avant de fréter notre caravane chamelière, nous passâmes quelques jours à étudier le problème angoissant de l’assèchement du lac. Cette surface d’eau, dont la profondeur n’atteint jamais plus de quatre mètres, offre une surface particulièrement propice à l’évaporation. Si les apports d’eau ne sont pas suffisants, on peut prévoir à brève échéance la disparition totale de cette nappe pourtant fort utile puisqu’elle signifie, en saison sèche, le seul point d’eau d’un troupeau qui est la fortune du pays.

Le drame se joue à plusieurs milliers de kilomètres, vers les hauts plateaux du Logone, à la frontière du Tchad et de l’Oubangui. Ces plateaux sans pente appréciable, envoient maintenant la majeure partie de leurs eaux vers la Bénoué, affluent du Niger, et frustrent le lac Tchad de millions de mètres cubes, dont il a pourtant grand besoin … Une digue, peut-être une simple levée de terre, et l’homme pourra ainsi s’opposer à une évolution de la nature qui entraînerait l’exode de milliers d’habitants et de millions de têtes de bétail …

A Bol, nous avons démonté les kayaks, qui sont devenus de légers ballots, juchés sur le dos de nos chameaux de bât, puis nous avons rallié Mao, capitale du Kanem, dont les ressources agricoles nous étonnèrent.

Mais nous avions encore dans les yeux, tout le long de l’interminable route, la belle randonnée nautique que nous venions de terminer grâce à nos minuscules « markabas » de bois et de toile, qui rendront encore bien des services à tous les coloniaux désireux de prendre un peu d’exercice, de flâner, de chasser, de pêcher ou d’explorer avec toute la mobilité d’un petit engin parfaitement étudié.

Albert MAHUZIER.

Le Chasseur Français N°653 Juillet 1951 Page 438