La Femme dans le roman de la Grande Guerre
Conférence de Brigitte Mahuzier.
Soirée littéraire – Saint Jean-le-Thomas – Salle Jacques Auriac – Le 18 juillet 2014
I -Remarques préliminaires sur la lecture et l’écriture pendant la Grande Guerre
On a beaucoup écrit entre 1914 et 1918, que ce soit des cartes postales, des lettres (les fameuses babilleuses ou babillardes), des notes, carnets, des reportages et chroniques de guerre, des récits journalistiques, plus ou moins inventés, et bien sûr, l’objet de mon étude ici: des récits plus ou moins romanesques.
Diverses raisons à ce foisonnement d’écriture :
Avec l’école de Jules Ferry, la France savait lire et écrire (- de 4% des conscrits étaient illétrés), et les hommes du front, les poilus, n’avaient guère que ce moyen, en dehors des permissions, de communiquer avec l’arrière dont, comme vous le savez, ils étaient coupés. Ainsi entre 1914 et 1918, “4 millions de lettres étaient expédiées quotidiennement depuis la zone des armées vers l’arrière et autant y parvenait.” (1)
Le courrier était gratuit, le service postal très efficace (et cela dès le début de la guerre) et les soldats encouragés à écrire (pour remonter le “moral des troupes” et aussi pour permettre au gouvernement de tester ce moral car, bien sûr, tout ce qui passait par le système postal était soumis à la censure et rien n’était privé). Mais même si le temps et les conditions de cette correspondance entre le front et l’arrière étaient sévèrement limités, on voit bien, dans les romans qui se déroulent sur le front, que l’arrivée du vaguemestre est une des deux grandes causes de réjouissance de la journée avec l’arrivée du cuistot (de la soupe, du pinard et du “jus”). Pour nous, maintenant que les derniers témoins de la guerre des tranchées ont disparu (le Français Lazare Ponticelli, en 2008 et le “Tommy” Harry Patch, en 2009), ces documents sont devenus extrêmement précieux. Ces documents écrits dont la fonction principale était la communication, ont pour nous fonction de mémoire, et c’est intéressant et touchant de voir, lire, déchiffrer ces cartes et ces lettres que les familles de toute la France en ce moment sont en train de ressortir de leurs greniers, conservées pieusement ou par inadvertance, et qui, même si l’on sait qu’on n’en retrouvera qu’une partie et qu’elles ne peuvent ou ne veulent pas tout dire, nous offrent un témoignage vivant d’une époque à jamais disparue.
Donc je rends hommage à ceux qui ont préparé et contribué à l’effort de mémoire vivante des soldats disparus il y a maintenant une centaine d’années. Et vous renvoie, en particulier, à l’exposition de ces documents, dans la bibliothèque de Saint Jean-le-Thomas (où vous trouverez, entre autres, les “Souvenirs de ma captivité” de Joseph Beaudor, les carnets de guerre de Christophe Merlaud, avec d’extraordinaires dessins et aquarelles inédits, le Mémorial de la paroisse de St. Jean-Le-Thomas de l’abbé Barbot pendant la guerre, et des lettres de poilus comme celles de Georges Debost). (2) Ces lettres des poilus et les lettres aux poilus nous offrent une vision inclusive et pour la plupart fiable (malgré la censure) de la guerre, à la fois du front et de l’arrière. Elles complémentent et compensent en quelque sorte les récits romancés du front qui, comme on le verra, ont tendance à tomber dans les clichés, les stéréotypes, les personnages typiques, les scènes obligées, et souvent le sentimentalisme et la bonne conscience.
Elles nous étonnent pourtant par leur côté pratique. Si le soldat du front, coupé de l’arrière, écrit tant c’est aussi qu’il est concerné par la vie qui doit se dérouler sans lui, donne des nouvelles, des conseils aux parents, aux épouses, etc., (on le voit dans les lettres qu’Elina Leproux, agricultrice à Fontclaireau, écrit régulièrement à son mari François) car il faut bien que la vie continue, que le foin soit rentré et les vignes cueillies, le bétail vendu à la foire, le cheval nourri: “Bibi [le cheval] va bien, on ne l’entend plus tousser” (écrit Elina à François, le 26 novembre 1915). De même l’arrière, coupé du front, est avide d’avoir des nouvelles du mari, du fils, du père, du cousin, de l’amant, etc., mais aussi des conseils, un soutien. Et les lettres circulent: comme cette lettre de François à Elina: “J’ai reçu une carte de Pierre. Il est content que ça fasse beau temps. Il dit qu’il se trouve joli de ne pas être couvert de boue”, datée du 8 mai 1915. (3)
A ces raisons qui expliquent le foisonnement d’écriture pendant la guerre, il faut ajouter une raison majeure dans notre système capitaliste et opportuniste: la raison économique. Car la guerre, qui perturbe les habitudes, fait aussi fonctionner la machine économique. La curiosité générale de l’arrière pour le front, donne lieu à une démultiplication de reportages, récits de guerre, cartes postales toutes faites (comme celle sur le poster, ou les nombreuses cartes de bâtiments détruits), photo-montages, et tout cela fait admirablement marcher le commerce journalistique, la presse et l’imprimerie, et toutes les industries de culture populaire. Il n’y a presse et l’imprimerie, et toutes les industries de culture populaire. Il n’y a pas de guerre sans un marché de la guerre et l’écriture se vend bien. Encore aujourd’hui, si l’on entre dans une librairie, on voit tout de suite surgir un rayon plein de livres tout récemment écrits sur la Grande Guerre ou d’ouvrages que l’on ressort et republie pour l’occasion. Et dieu sait combien de feuilles noircies par les journalistes (les quatorze volumes de la chronique quotidienne de Maurice Barrès dans La Revue de Paris, pour ne citer que cet exemple) sont passés aux oubliettes.
Le roman poilu
Et cela fait aussi marcher le roman, genre très populaire au 19e siècle, et qui va connaître un renouveau de succès avec des oeuvres telles Le Feu (de Henri Barbusse, 1916, 250 000 exemplaires vendus pendant la guerre), Ceux de 14 (Maurice Genevoix, 1916-23) et Les Croix de bois (Roland Dorgelès, 1919) pour ne citer que les plus célèbres et dont je propose de parler ici, trois romans-témoignages de “poilus”, de combattants du front, écrivant en plein milieu de la guerre leur expérience des tranchées, des combats, de leurs rapports avec les villes ou villages occupés ou simplement traversés. (4)
C’est sur ces romans de guerre, écrits pendant la guerre même, et qui connurent d’énormes succès de librairie, que je voudrais m’arrêter.
Pourquoi ces trois romans?
D’abord parce que je n’ai pas le temps de vous parler de tous les romans écrits sur fond de Grande Guerre (il y en a eu beaucoup, et pas des meilleurs), mais aussi parce que ce sont les plus intéressants et qu’ils ont survécu à l’épreuve du temps. Publiés entre 1916 (au moment où les esprits devenaient moins cocardiers et optimistes) et 1919, ils ont plus d’une caractéristiques en commun. (5)